D'aucuns diront qu'ils défendent leur activité, et ce n'est pas faux. Il n'empêche : les craintes exprimées par les cabinets d'expertise agréés en matière de sécurité et de conditions de travail rejoignent les inquiétudes des représentants du personnel quant aux conséquences pratiques pour les salariés de la disparition du CHSCT comme instance autonome.
Le lieu promettait un rendez-vous festif : la salle du Zèbre, boulevard de Belleville à Paris, accueille habituellement spectacles de cirques, concerts ou encore anniversaires d'enfants. Mais ce mardi soir, l'ambiance était plutôt celle d'un enterrement, celui du CHSCT.
A l'initiative de l'ADEAIC (association regroupant des cabinets d'expertises CHSCT de taille modeste), une centaine de personnes - des élus du personnel, des experts, des chercheurs - ont débattu des conséquences des projets des ordonnances. Après des années de "montée en puissance du CHSCT", après plusieurs décennies de progrès jurisprudentiel et législatif concernant la reconnaissance des maladies professionnelles et le rôle préventif du CHSCT sur la sécurité et les conditions de travail, le projet d'ordonnance fusionnant CE, DP et CHSCT a fait l'effet d'une douche froide, car il signifie de facto la disparition du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail comme instance autonome dotée de la personnalité civile (lire notre article du 12/9 et notre article du 11/9 sur la commission santé, sécurité et conditions de travail).
Elus et experts apparaissent comme sidérés par le projet. Encore sonnés d'avoir aussi rapidement perdus "la bataille idéologique", selon les mots de la sociologue Danièle Linhart. Pour cette dernière, le Medef a réussi à préempter la parole sur l'entreprise, et réussi à faire prévaloir la question de l'emploi sur toute considération ayant trait au travail réel. "Les employeurs auraient-ils donc peur que nous venions leur révéler ce qu'est le travail réel dans leur entreprise ?" a questionné une analyste du travail. Qui a cité une anecdote révélatrice : "L'employeur contestait sa responsabilité dans un accident du travail survenu sur une machine à 5 heures du matin, accident que j'avais analysé. Il ne voulait pas croire l'ouvrier qui expliquait avoir voulu dépanner la machine sans l'arrêter. "La preuve que ce n'est pas vrai, c'est que quand je suis arrivé à 8h, la machine fonctionnait", disait l'employeur. C'était une méconnaissance totale du travail réel de l'ouvrier, de sa volonté de bien faire. Ce sont ces savoirs de production qui ne veulent pas être vus et reconnus".
Experts et élus ne comprennent donc pas le choix du gouvernement tant il paraît aller à contre-courant des préoccupations sur la santé au travail. "Nous avions quand même réussi à emmener au pénal l'ex-PDG de France Telecom", a soupiré un expert CHSCT. Un élu d'un comité d'hygiène travaillant dans le secteur des ascenseurs a lâché : "Nous avons encore une dizaine d'accidents mortels dans le monde chaque année dans notre entreprise. Qui exercera le travail de veille sur les conditions de travail réalisé actuellement par les membres du CHSCT ? Qui jouera ce rôle de prévention ? Certes, l'employeur conteste déjà systématiquement nos enquêtes et expertises, mais notre travail finit par porter car l'employeur qui est alerté de certains risques et problèmes ne peut plus feindre de ne pas savoir".
Un autre membre CHSCT, élu CGT dans l'énergie, a renchéri : "Notre CHSCT a réussi à faire reconnaître la responsabilité de notre entreprise lors d'un accident de gaz, même si cela a pris dix ans. Avec cette instance, nous pouvions faire trembler la direction et nous pouvions réussir à faire modifier des projets qui étaient dangereux. Coordonnons-nous, nous devons faire bouger les choses pour que le CHSCT continue d'exister". A ce sujet, l'élu CHSCT d'une entreprise culturelle, applaudi par une partie de l'assistance, a exprimé sa colère à l'égard des organisations syndicales : "Vu le constat que nous partageons ici sur les ordonnances, le comportement des confédérations m'étonne, je ne le comprends pas. Certaines ne font rien, d'autres se lancent dans des actions en ordre dispersé. Franchement, le gouvernement rigole !" Et cet élu de craindre avec la fusion des IRP que les élus, moins nombreux, deviennent des professionnels de la représentation du personnel, coupés des salariés voire "achetés par l'employeur pour ne pas faire de problèmes".
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Les élus CHSCT présents pronostiquent en effet une raréfaction des candidatures aux élections. "Nous sommes 8 au CHSCT avec une moyenne d'âge de 52 ans, mais nous n'arrivons pas à convaincre les jeunes salariés de nous rejoindre", a déploré l'élu CHSCT d'une entreprise de construction qui emploie 1 460 salariés en Ile-de-France.
Et l'élu de montrer un certain agacement : "Les salariés nous interrogent sur les chocolats du CE mais on dirait que les conditions de travail, ça ne les intéresse pas. Pourtant, nous avons de multiples soucis de plomb et d'amiante sur nos chantiers, et nous avons exercé notre droit d'alerte. Si nous n'avons plus les moyens d'enquêter, si l'employeur peut remettre en cause le temps passé sur ces enquêtes, la disparition du CHSCT sera une catastrophe pour les salariés".
L'affaiblissement des prérogatives du CHSCT et une perte de la spécialisation des élus dans une instance commune (d'autant que le nombre de mandats successifs sera limité à 3, ce qui pourrait poser un problème d'acquisition et de transfert des compétences) suscitent aussi des craintes, de même qu'un possible éloignement des membres du comité social et économique (CSE) avec la réalité du travail des salariés sur les différents sites. 'L'économique risque de prendre le pas sur les questions de sécurité et conditions de travail", redoute la secrétaire du CHSCT d'un opérateur téléphonique. Et l'inspection du travail ne pourra pas y suppléer, a regretté un inspecteur présent en soulignant que la France ne compte qu'un agent de l'inspection du travail pour 1 000 entreprises, soit 1 pour 10 000 salariés.
"Nous assistons à une montée des problèmes liés aux conditions de travail et aux risques psychosociaux. Je sais par expérience que ce sont des sujets difficiles à appréhender, et qui demandent des compétences pointues. Parfois les médecins monopolisent voire confisquent tout débat, notamment sur l'aptitude, alors que les conséquences d'une décision sont terribles pour un salarié. C'est justement tout l'intérêt du CHSCT que de permettre aux salariés de s'approprier ces questions", a témoigné une...médecin du travail
Défendre le CHSCT, fort bien, disent d'autres experts et avocats, mais il est maintenant trop tard et il faut dès à présent envisager la nouvelle donne pour s'adapter, les ordonnances devant être adoptées demain en conseil des ministres et donc publiées d'ici fin septembre au Journal Officiel. L'avocate Judith Krivine, membre du syndicat des avocats de France (SAF), invite ainsi experts, avocats et élus "à se serrer les coudes".
Avec une instance au budget unique, a-t-elle souligné, le risque est qu'apparaissent des divisions entre élus et entre prestataires. Les membres des commissions santé-sécurité-conditions de travail devront convaincre les autres élus de lancer une expertise ou une enquête, ce qui ne sera pas forcément facile auprès de représentants du personnel qui n'auront pas travaillé sur ces sujets sensibles, pointe l'avocate. "Il y a aussi un risque d'asphyxie financière. L'objectif de ce budget unique et d'un cofinancement des expertises, c'est de nous diviser, c'est qu'avocats, experts CE et experts CHSCT ne défendent que leur propre action auprès de l'instance afin de pouvoir continuer à faire "croûter" leur cabinet grâce au budget de fonctionnement. Nous devons trouver des leviers, imaginer des solutions pour les élus en nous coordonnant. Si on la joue chacun perso, on sera foutus", a-t-elle lancé.
Le combat en faveur d'une meilleure prise en compte des conditions de travail s'annonce long et difficile, a promis un autre expert. Les ordonnances pourraient selon lui attiser la concurrence entre les PME, "le risque étant que les employeurs ne se sentent plus tenus par l'obligation de sécurité de résultat". Mais c'est peut être Nicolas Bouhdjar, co-président de l'ADEAIC, qui a donné quelque raison d'espérer en invoquant paradoxalement un combat des années 70. A savoir la "bataille pionnière" des salariés de l'entreprise Penarroya. Ces ouvriers de Saint-Denis et de Lyon, souvent maghrébins, manipulaient le plomb, pour le retraiter, dans des conditions insalubres. Ils ont fait grève pour réclamer des équipements de protection afin de ne pas tomber malades, leur slogan étant : "Nous ne demandons pas de primes mais des équipements pour nous protéger". Les ouvriers obtiendront satisfaction et leur action sera même à l'origine d'une campagne pour une prévention et une indemnisation plus précoce du saturnisme comme maladie professionnelle. Et l'expert d'en tirer cet enseignement : "Avant même la création du CHSCT en 1982, des ouvriers ont su s'organiser pour améliorer leur situation. Donc si le CHSCT disparaît, ce sera à nous d'inventer de nouvelles formes de lutte avec les salariés !"
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